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Séries

Les Anneaux de pouvoir : pourquoi Galadriel est si différente entre la série et les films ?

Galadriel (Morfydd Clark) dans la série Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de pouvoir sur Prime Video © Ben Rothstein / Prime Video

Personnage principal de la série événement Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de pouvoir, Galadriel fascine autant qu’elle étonne depuis le premier épisode. Comment et pourquoi l’Elfe sage des films de Peter Jackson est-elle représentée comme une Lara Croft en armure dans la fiction signée Amazon ? Pour tenter d’expliquer ceci, nous avons pu échanger avec deux experts des écrits de J. R. R. Tolkien, Vincent Ferré et Jean-Philippe Jaworski. Et ils ont forcément un avis sur la question…

On le savait depuis le début : ne s’appuyant sur aucun récit terminé de J. R. R. Tolkien, contrairement aux films Le Seigneur des Anneaux ou Le Hobbit de Peter Jackson, la série Les Anneaux de pouvoir d’Amazon Studios, série la plus chère de tous les temps, risquait de prendre quelques libertés par rapport à l’univers incroyablement dense imaginé par l’auteur britannique. On remarque donc que le temps est compressé, des événements normalement séparés de centaines ou milliers d’années se produisant dans le même épisode, ou des personnages se croisant alors que l’un d’entre eux n’est pas supposé encore exister, comme Isildur, qui normalement ne vient au monde que… 1700 ans après que les Anneaux de pouvoir ont été forgés ! Magnifique visuellement, prenante et divertissante, Les Anneaux de pouvoir semble ne pas avoir d’autres choix que d’explorer des contrées inexplorées, en inventant des personnages (Arondir, Adar…) ou des faits (la création du mithril), quitte à créer quelques incohérences. Parmi celles-ci, la caractérisation de Galadriel interroge. Car l’Elfe sage et avisée incarnée par Cate Blanchett dans les films est dans la série une guerrière intrépide et pas très réfléchie, jouée par une épatante Morfydd Clark. Et ce traitement n’a pas manqué de faire réagir certains spectateurs, comme Vincent Ferré, professeur de littérature à la Sorbonne Nouvelle, éditeur et traducteur des œuvres de J. R. R. Tolkien depuis vingt ans chez Christian Bourgois éditeur :

"On sait par exemple que Galadriel, née au Premier Âge en Valinor (près des Dieux), s'est engagée dans la poursuite du dieu Morgoth après le vol des joyaux, les Silmarils, et qu'elle s'est battue... mais fallait-il donner un aspect de jeu vidéo type Mortal Kombat au combat contre le troll dans l'épisode 1 ? Lui faire adopter une attitude aussi typique d'un film hollywoodien comique lorsqu'elle échappe aux gardes de Númenor et s'évade de sa prison ? La série joue avec d'autres codes que les textes de J. R. R. Tolkien." Pour des raisons évidentes de rendu visuel, les scénaristes des Anneaux de pouvoir ont donc voulu faire de Galadriel la Legolas de la série, une guerrière accomplie capable de réaliser des exploits avec style, et sans se décoiffer, en jouant sur tout ce que l’on ne sait pas du personnage. Car comme le souligne celui qui a pu côtoyer Christopher Tolkien, le fils de J. R. R. Tolkien, pour publier en français les nombreux textes de son père : "Il est difficile de dégager une image figée, voire cohérente, de Galadriel dans l'œuvre de J. R. R. Tolkien prise dans son ensemble ; car elle est mentionnée surtout - si l'on excepte Le Seigneur des Anneaux - dans des textes inédits de J. R. R. Tolkien : par exemple ceux qui ont été publiés après sa mort par son fils Christopher, dans Le Silmarillion et Les Contes et légendes inachevés."

Galadriel, une zone d’ombre chez Tolkien ?

Un avis que rejoint Jean-Philippe Jaworski, auteur français de fantasy (l’incroyable Gagner la guerre, la saga celtique Rois du monde) et expert de Tolkien : "Galadriel fait partie des chefs qui prennent la tête des Noldor abandonnés, avec la maison de Fingolfin et son frère Finrod Felagund, pour traverser à pied la mer gelée d’Helcaraxë. De nombreux Elfes périssent dans cette équipée, au sujet de laquelle le narrateur précise : 'Bien peu d’exploits des Noldor ont jamais surpassé cette improbable traversée en fait de hardiesse et d’infortune.' Je pense d’ailleurs que la séquence d’alpinisme glaciaire, dans le premier épisode des Anneaux de pouvoir, pourrait être une allusion à cet épisode du Silmarillion. Voilà les (rares) indices que je perçois pour expliquer l’interprétation qu’en ont tirée les scénaristes de la série." Et comme Vincent Ferré, il explique que la série Les Anneaux de pouvoir a pu jouer sur ces zones d’ombre (que les cadres en col blanc appellent de nos jours "trous dans la raquette") : "Christopher Tolkien a attiré l’attention sur le fait que Tolkien avait composé plusieurs versions très contradictoires de l’histoire de Galadriel, dont certaines en faisaient même l’adversaire de Fëanor dès le massacre d’Alqualondë en Aman. Dans la mesure où Tolkien lui-même n’avait pas établi une version définitive de l’histoire du personnage, on peut accorder une certaine licence à ses adaptateurs." Cette liberté explique donc considérablement les différences entre la Galadriel de la série et celle des films, même si un autre critère est évidemment à prendre en compte : celui du temps, comme le souligne Jean-Philippe Jaworski :

"Entre l’action des Anneaux de pouvoir, qui commence avant la forge des anneaux, et celle du Seigneur des Anneaux, il s’écoule 4859 ans. On mûrirait à moins, même chez des immortels !"

On sait en effet qu’Amazon a d’ores et déjà prévu cinq saisons pour Les Anneaux de pouvoir. Galadriel en étant l’héroïne désignée, il faut s’attendre à la voir évoluer, apprendre, et se rapprocher au fil des épisodes du caractère plus "sage" qu’on lui connaît, aussi bien dans les livres de Tolkien que dans les films de Peter Jackson. Pour l’instant, Vincent Ferré croit deviner ce que le programme veut faire du personnage : "La série lorgne vers les films de Jackson, qui se passent des milliers d'années après l'action supposée de la série, jouant des rappels (voir l'ouverture de la série, la ressemblance du visage de l'actrice et de celui de Cate Blanchett...) et des contrastes : on pense ici au choix de faire d'elle une personne têtue, voire extrême dans son opiniâtreté ; mais cela renvoie au goût de certaines productions américaines pour le héros solitaire, 'anti-système' : c'est sans doute cette connivence là que recherchent les scénaristes." D’ailleurs pour Jean-Philippe Jaworsky, l’évolution du personnage se fera à un moment bien précis (attention au spoiler) : "La Galadriel du début du Second Âge n’est pas encore la gardienne de Nenya [l’anneau qui lui sera confié, ndlr], responsabilité d’autant plus dangereuse que la porteuse devra se garder d’abuser du pouvoir de l’anneau, sous peine d’être révélée à Sauron. Qu’elle se montre moins prudente et moins réfléchie au Second Âge que pendant le Troisième Âge peut s’expliquer par sa responsabilité moindre tant que Nenya ne lui a pas été confié."

À la recherche du temps perdu

Si la différence de personnalité de Galadriel entre Les Anneaux de pouvoir et la trilogie de films s’explique donc d’un point de vue narratif, elle va en revanche à l’encontre des principes de J. R. R. Tolkien, qui était particulièrement rigoureux dans la construction de son univers et de la Terre du Milieu, inventant des langues, chronologies, artefacts et archives pour donner un background à ses récits. Les visiteurs de la récente exposition lui étant consacrée, à Oxford en 2018 puis à la BnF en 2019-20, ont par exemple pu constater qu’il calculait, selon la taille de ses personnages (Hobbits, Elfes, Nains…), le temps que leur périple allait leur prendre dans Le Seigneur des Anneaux, en fonction des distances à parcourir et la longueur de leurs pas ! La compression du temps – assumée et annoncée – de la série de Prime Video tranche totalement avec cette volonté de réalisme, comme le regrette Vincent Ferré :

"Le fait d'avoir transplanté Galadriel dans une époque censée être un 'condensé' des années 1500 et des années 3000 du Deuxième Âge signe en revanche la rupture avec les textes de J. R. R. Tolkien, auteur connu pour le soin méticuleux apporté à la chronologie de son univers : c'est le passage du temps qui transforme les peuples, les langues et même la géographie. On ne peut triturer cette chronologie sans faire éclater toute cohérence."

Et en parlant de cohérence, ou plutôt d’incohérence, la plus grande à propos de Galadriel vient sans doute de l’absence totale de… son époux, Celeborn, avec qui elle est supposée vivre depuis déjà plusieurs centaines d’années ! "L’absence de Celeborn est étonnante, en effet, car les deux personnages sont époux depuis le Premier Âge", explique Jean-Philippe Jaworski. "C’est justement l’étroitesse de leurs liens qui explique que Galadriel séjourne longuement au Doriath (Celeborn est parent de Thingol, roi du Doriath) où elle bénéficie de l’enseignement de Melian. Effacer Celeborn permet aussi, semble-t-il, d’effacer ce volet de l’existence de Galadriel". Même étonnement, à la limite de l’agacement, pour Vincent Ferré à ce sujet : "L'écart [avec l’œuvre de J.R.R. Tolkien] est tel que je ne suis même plus étonné de l'absence de Celeborn : il faut bien jouer sur les codes de la 'romance' virtuelle, avec Halbrand, qui adore la détester ; toutes les scènes entre eux sont prévisibles, et manifestent lourdement l'appartenance de cette série à une lignée audiovisuelle aux codes identifiables par les spectateurs."

Malgré ces écarts, les deux spécialistes parviennent-ils à apprécier la série ? Là encore, ils tombent d’accord, lui trouvant d’indéniables qualités, tout en mettant en garde sur la différence avec les écrits, qu’il est toujours plus que recommandé d’avoir lus, pour avoir une meilleure approche et compréhension de l’univers de J. R. R. Tolkien. "On peut l'apprécier pour elle-même, si l'on aime les codes (audiovisuels, vidéo-ludiques) que j'évoquais ; ou par nostalgie des films de Peter Jackson, des paysages de Nouvelle-Zélande et du génie créatif de John Howe [directeur artistique sur les films Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit, et maintenant sur Les Anneaux de pouvoir, ndlr]. Mais il faut être conscient que la série ne conserve ni l'esprit, ni la lettre des textes de J. R. R. Tolkien", estime Vincent Ferré. Un sentiment partagé par Jean-Philippe Jaworski, qui évoque deux mouvements littéraires bien distincts pour la "justifier" : "À partir du moment où on considère la série comme une fan-fiction de luxe ou, pour reprendre un concept médiéval, comme la 'continuation' de l’œuvre d’un auteur disparu, elle se regarde avec agrément." C’est donc une nouvelle histoire qui nous est contée, et une nouvelle Galadriel qui nous est montrée. Après tout, Tolkien n’écrivait-il pas lui-même, dans Les Monstres et les Critiques : "Aucun conte de fées n’a réellement de fin" ?

Source : Prime Video

Sébastien Delecroix
https://twitter.com/seb_o_matic Sébastien Delecroix Rédacteur